Lire le premier chapitre

— Isis ! Sale voleuse !

D’un rire cristallin, elle sauta du mât, se jetant dans les cordages voisins. Ses mains d’ébène s’agrippèrent à l’argent tissé tandis que ses pieds nus dévalaient les fils jusqu’à atteindre le plancher. Ce vieux lourdaud de Tyk ne pourrait pas la suivre. Elle courut à travers les embarcations de l’Arche, son sac battant son dos. Les mâts fiers et élevés des shyrlas guidaient ses pas qui glissaient sur les lattes humides du port. Leurs ombres disparaîtraient dès qu’elle quitterait la richesse du Centre et ses marchands attroupés pour vendre les victuailles des marins.

Isis effectua un virage serré pour éviter une cargaison d’épices, manquant de percuter le tarbuk qui tirait la charrette. L’animal touffu à cornes bêla en même temps que Tyk :

— Attrapez-la !

Crasik ! Il avait été plus leste que prévu. Isis n’avait pas le choix : elle devait passer à travers les habitations au lieu d’emprunter les voies publiques. Elle escalada la coque d’un shyrla, puis zigzagua entre les tonneaux de perles noires qui encombraient son pont.

— Hé ! cria une femme. Elles sont à cinq pièces d’argent !

Sans doute inquiète qu’Isis s’empare de son chargement, elle se jeta dans sa direction. Mais le risque de s’immiscer dans le commerce des Cerbères n’en valait pas la chandelle. La femme la lâcha vite du regard : Tyk s’embarrassait de moins de délicatesse pour se déplacer parmi la marchandise. Isis s’élança du bord vers un autre shyrla, puis un autre et encore un autre, traversant des cargaisons de fruits, de viande séchée et de sable. Ses pieds foulèrent bientôt des embarcations plus privées, encombrées de tentes et de matériel de cuisine, qui ne quittaient pas l’Arche aussi souvent que les plus orgueilleux navires du Centre. Quelques occupants lui adressèrent des regards désapprobateurs : elle sautait sans scrupules sur des habitations.

Isis fonçait à vive allure vers les Extrémités. Les esquifs soignés laissèrent place à des traces de rouille, les vêtements de soie à du tissu rêche et les mines outrées à des visages fatigués. Par chance, la barque d’un pêcheur était en train de se retirer de l’Arche. Isis bondit et atterrit sur l’embarcation métallique. Tout à sa manœuvre délicate, le Ventien ne pourrait pas s’occuper d’elle. L’eau s’étira à la manière d’une voile entre la nacelle et son plancher d’accroche. Les hurlements rageurs de Tyk resté sur le bord s’étiolèrent comme une douce musique.

— Tu ne perds rien pour attendre ! Ton père va m’entendre !

Isis trouva ce dernier cri très amusant et secoua sa crinière de cheveux frisés dans le vent. Elle doutait fort que Tyk réussisse à parler à son géniteur un jour alors qu’elle-même n’y parvenait pas. Il n’était pas rentré depuis plus de trois mois. Isis et sa mère étaient souvent obligées de se débrouiller seules.

Elle ouvrit doucement son baluchon pour prendre un fruit du continent qu’elle engloutit. La faim qui lui vrillait l’estomac se calma un peu et elle referma les pans de tissu, juste à temps.

— Sors de là ! hurla le pêcheur.

Il avait terminé sa manœuvre et tendait des bras hargneux vers elle. D’un bond, Isis échappa à sa poigne. Son butin dans les mains, elle se remit à courir. L’océan était devenu leur nouveau paysage. Ce qui arrangeait bien Isis dont l’habitation se situait en bordure de l’Arche. Au lieu de se risquer à tomber sur Tyk en revenant vers l’intérieur, elle parcourut d’un pied agile les embarcations du bord qui essuyaient toutes les houles et les intempéries. Ses sens aux aguets pour ne pas tomber à l’eau, elle traversa une centaine d’embarcations avant d’atteindre son radeau familial.

Isis s’y réceptionna avec un soupir soulagé. Tyk ne se hasarderait pas jusque-là avec sa patte folle, elle doutait même qu’il sache nager, comme la plupart des nantis du Centre.

Balloté par les remous et les rafales, un mince pan de toile était fixé à un petit mât central et cloué dans les planches du sol. Il pouvait être facilement retiré en cas de besoin pour prendre le vent. Deux jours dans l’année, l’Arche tout entière se déployait pour corriger sa trajectoire autour du Maelström. Si tout se déroulait comme prévu, Isis n’y assisterait pas pour la première fois de sa vie. Une vague jaillit des flots et caressa ses pieds tel un animal accueillant son maitre. À l’horizon, une multitude de voiles s’étiraient, prêtes à parcourir l’océan. La plupart participaient au commerce juteux des Cerbères : la vente et la fabrication des perles noires. Ils sillonnaient les trois continents, de Tosolao aux Gardiens de Swirith en passant par les guerriers Wa’s : tout un monde de richesses et de liberté auquel Isis avait hâte de contribuer au lieu d’observer jour après jour ce même horizon bleu et sans saveur.

S’arrachant à cette vision, Isis se détourna, poussa le rideau de la tente et déposa ses victuailles sur la table. Sa mère lui adressa un regard critique, mais quitta son ouvrage de couture pour empoigner ce qu’elle avait pu récupérer.

— Ton père est venu.

Isis se rembrunit aussitôt. Son père n’avait qu’une valeur biologique. Tel un courant d’air, il approchait lorsqu’il se trouvait à sec, ce qui augurait toujours des problèmes.

— Il est déjà reparti.

Isis haussa les épaules. Tiraillée entre l’envie d’en savoir plus et celle de ne rien demander, elle s’assit sur l’unique lit et reprit l’ouvrage de sa mère tandis que cette dernière s’occupait de raviver leur petite braise.

— Il t’a laissé un mot, finit Pearl en désignant un paquet de la tête.

Piquée par la curiosité, Isis s’empara de la bourse de toile posée sur la table. Cela faisait bien des années que son père ne lui avait pas offert quelque chose. À partir du moment où Isis n’avait plus cru aux histoires fabuleuses des coquillages qu’il lui ramenait, le charme s’était rompu. Un bracelet de cuivre tomba dans sa paume, suivi d’une note. Isis tint le bijou de deux doigts : un serpent aux yeux noirs se mordait la queue.

Ma chère fille,
J’espère que cet objet te portera chance pour l’Épreuve de demain. N’oublie pas, tu n’as le droit qu’à un seul essai. Sois forte.

Isis froissa le papier du bout des doigts, sentant un poids écraser ses épaules. Le bracelet rejoignit son poignet. Même si elle aurait préféré écarter l’aide de son père, elle ne pouvait pas se permettre d’ignorer un grigri. Tout son avenir dépendait de l’Épreuve : si elle réussissait, elle pourrait prétendre à une place sur un navire de formation et se libérer de la pauvreté. Par contre, si elle échouait, chaque lendemain se ressemblerait éternellement.

*

— Tu es prête ? lança Pearl.

Sa mère patientait à l’extérieur de la toile de leur radeau.

— Oui, attends !

Isis se tenait devant un morceau de miroir brisé, près du pot d’eau qui leur servait d’évier. Serait-elle à la hauteur ? Pouvait-elle réussir là où son propre père avait échoué ? Des milliers de fourmillements parcouraient ses doigts. Les yeux sombres de Pearl la perçaient à jour : elle, la petite miséreuse des Extrémités, rivaliserait-elle avec les nobles du Centre ? Deux mains à la peau brune se posèrent sur ses épaules.

— Tu en es capable, affirma sa mère. Mets-toi ça dans le crâne.

La pression qui montait en Isis s’allégea aussitôt. Elle inspira profondément pour détendre ses muscles crispés et hocha la tête.

— Allons-y, le chemin est plus long quand on n’emprunte pas une barque, poursuivit Pearl d’un ton amusé.

Les deux femmes quittèrent leur pan de toile et s’engagèrent sur les voies communes. À pied, le trajet restait périlleux. Isis devait prendre garde à ce que sa cheville ne se coince pas dans les cordes des radeaux, tout en conservant son équilibre lorsque les vagues secouaient la structure. Plus elles avançaient, plus la progression se simplifiait avec des embarcations élargies où poser le pied. Des radeaux aux barques, puis aux voiliers, elles arrivèrent au Centre, là où les plus gros shyrlas se fixaient et stabilisaient l’ensemble de l’Arche. Des étals de cargaisons encombraient les flottes d’attache et les cris des marchands envahissaient l’air.

— Dix pièces d’argent contre une perle noire !

— Les prix montent, saisissez votre chance !

— Cricack, baie gelée, ils sont frais !

Le creux dans l’estomac d’Isis revenait à mesure qu’elle s’approchait du navire de l’Épreuve. Une foule monumentale s’étirait et elles durent jouer des coudes pour parvenir au guichet d’enregistrement. Le jour se levait à peine et mordorait les flots autour du shyrla. Sa coque d’argent chatoyait de mille feux et ses trois mâts brillants s’élevaient fiers et droits vers les nuages amoncelés. Les voiles tissées du même métal claquaient au vent, rappelant que l’Arche se mouvait toujours, quoi qu’il arrive.

— Papiers, âge, dot, marmonna le secrétaire quand ce fut leur tour.

Pearl obtempéra et déposa une bourse sur le comptoir, dans un cliquetis de pièces. Isis se renfrogna, le poids qui pesait sur ses épaules était revenu. Sa mère dépensait toutes ses économies en pariant sur sa réussite. Elle ne pouvait pas échouer. Impossible. L’homme saisit le tissu du bout des doigts et s’assura de la présence de la somme exacte avant d’inscrire le nom d’Isis sur la liste.

— Attendez là, conclut-il en désignant un endroit d’un geste vague de la main.

Des caisses en bois servaient de sièges. Parquée comme un tarbuk dans un enclos, Isis devrait y patienter le temps que le soleil se lève. Les plus aisés, eux, avaient pu s’enregistrer des jours plus tôt et devaient encore dormir sur leurs deux oreilles. Elle n’aurait pas d’autre chance. Si elle échouait, sa mère et elle ne pourraient jamais réunir une nouvelle dot avant qu’elle ne dépasse l’âge limite. Pearl s’assit à ses côtés. Isis serra dans sa paume ses doigts engourdis par la tension à mesure que la foule de spectateurs grandissait. Elle tourna le bracelet du serpent autour de son poignet, comme si son père pouvait lui apporter du courage à distance. En plus de l’Épreuve, un autre sujet occupait les conversations.

— Nelor est en train de sombrer.

— Le Maelström reprend ses terres.

— On ne craint rien sur l’Arche.

— Mon shyrla n’accueillera pas un de ces pieds verts.

Soudain, des percussions retentirent. La procession de l’équipage avançait. La foule se fendit sur son passage, leur attention tout entière revenue sur la réussite de leur famille. Un à un, les noms des participants furent annoncés, jusqu’au sien.

— Isis Atkinson !

Dominée par les mâts du shyrla, elle gravit le ponton à la suite des autres candidats. Sa mère lui adressa un signe de la main, mais Isis se contenta d’un hochement de tête. Les nobles n’avaient pas besoin de soutien, elle non plus. Elle fixa ses pieds sur le plancher brillant d’argent, rejoignant bientôt le pont et les autres jeunes gens. Son regard chercha alors discrètement Pearl dans la foule tandis que l’embarquement s’achevait. Plus aucune trace. Elle était retournée travailler, sans attendre son départ.

Le shyrla se mut lentement et s’extirpa de l’Arche, fendant les esquifs par une magie qui échappait à Isis. Les hommes et femmes de l’équipage se contentaient de poser la main sur l’argent du navire, sans bouger. Comment les voiles s’étaient-elles déployées ? Isis avait hâte de percer ces secrets.

Les embarcations se poussèrent sur leur passage et ils rejoignirent à vive allure le grand bleu. Les mâts et les voiles de l’Arche s’éloignèrent à toute vitesse, le vent frappait le visage d’Isis qui découvrait l’immensité de l’océan sous un nouveau jour. De tous les côtés, l’eau s’étendait, brillant sous les rayons du soleil. Isis s’éprit aussitôt de cette vitesse, à mille brises des ballotements incessants de l’Arche et de son radeau. D’autres shyrlas parcouraient les flots, vers des destinations commerciales pour approvisionner l’Arche. Serait-elle à bord de l’un d’entre eux, en route vers son brevet de navigation ? Oui, si elle parvenait à s’emparer ne serait-ce que d’une plume. Une seule plume suffirait.

— Tournez-vous ! clama une voix autoritaire.

Une femme de haute stature se tenait debout sur la lisse, en équilibre dangereux entre pont et mer. Isis écarquilla les yeux devant tant d’agilité.

— Les règles sont simples ! continua-t-elle. Vous sauterez d’ici et…

Une mince planche de bois se situait à l’autre bout du shyrla, ouvrant sur le vide. Isis comprit amèrement que les premiers inscrits possédaient également la primeur de l’épreuve. De par son arrivée tardive, elle se trouvait au bout de la file pour atteindre le perchoir.

— … grimperez sur le Chimmylatishka ! Vous devez récupérer une plume. Une seule suffit pour prétendre à une formation ! En place !

Ce fut la cohue. Isis joua des coudes, n’hésitant pas à marcher sur des orteils nus pour se glisser le plus près possible de la planche. Elle ne pouvait pas échouer. Elle ne le devait pas ! Sa liberté se trouvait à portée de souffle, elle pouvait gagner son brevet de navigation. L’équipage en place lâcha le shyrla des doigts et le navire se stoppa. Puis, ils se mirent à chanter, frappant leur torse et leurs cuisses en un rythme agité. Isis n’avait jamais entendu cette mélodie, inconnue à ses oreilles. Ils étaient en train d’appeler la Chimère.

Son cœur s’accéléra, elle avait hâte de rencontrer leur déesse. Des exclamations résonnèrent, désignant un point pâle dans le ciel. Un cri d’oiseau envahit l’atmosphère déjà électrisante. Plus Chimmylatishka approchait, plus sa taille augmentait, comme si elle ne cesserait jamais de grandir. Son corps longiligne effectua d’amples cercles autour du shyrla jusqu’à les frôler.

Une immense volute blanche emplit alors la vision d’Isis. Des murmures d’ébahissement retentirent autour d’elle et elle fit de même devant la Chimère. Un mince bec doré illuminait le visage aérien de la créature couverte de plumes immaculées. Son interminable queue reptilienne fendit les airs. Elle ouvrit ses ailes et réalisa une large cabriole avant de se positionner près de la planche. Un cri salua les participants qui poussèrent des vivats en retour, pris d’une euphorie contagieuse à la vue de cette déesse. Le Chimmylatishka brillait sous les rayons du soleil et le chant se stoppa au même moment, laissant planer un silence profond et sourd, seulement perturbé par le bruit des flots et des pas précipités.

— À mon signal !

Le signal, quel signal ? Tout à son admiration, Isis avait oublié les règles, pourtant connues de tous sur l’Arche. Quelqu’un remarqua sa panique et des rires moqueurs retentirent autour d’elle.

— Pauvre fille… tu vas échouer… tu n’es pas à ta place.

Un long trille mélodieux s’échappa de la gorge de la femme, provoquant le départ. Isis se précipita à leur suite, maudissant son temps de réaction qui lui avait fait perdre de précieuses secondes.

Un mollet lui barra la route et Isis trébucha.

Rien ne pouvait lui éviter la chute. Son avenir s’écroulait avec elle. Les vagues l’entourèrent vivement. Le froid de l’eau la prit à la gorge et elle dut se débattre pour revenir à la surface. Son cœur palpitait : qui l’avait fait tomber ? Pourquoi le destin s’acharnait-il sur elle ? Isis agrippa les barreaux de l’échelle tissée pour regagner le pont. Le Chimmylatishka effectuait des cercles autour du shyrla, comme s’il l’invitait toujours à le rejoindre sur son dos. Concentrée, elle fit abstraction des bruits de lutte et des premières acclamations.

Pieds parqués au bord de la planche, Isis guettait les va-et-vient de la Chimère. Dès que la créature passa assez près d’elle, la jeune fille bondit, sans gêneur cette fois-ci. Ses doigts s’agrippèrent aux plumes et elle sentit son corps suivre la courbe de vol. L’air joua dans ses boucles tandis que son cœur se soulevait avec elle. Elle avait réussi !

Isis assura sa prise et chercha un moyen de caler ses jambes. Elle devait dénicher sa plume, l’unique qui réagirait à elle et accepterait de se détacher pour la servir. Il lui fallait se libérer les mains pour cela, mais les mouvements de la Chimère étaient trop imprévisibles pour se risquer à évoluer sans garantie.

— Pousse-toi ! cria quelqu’un derrière elle.

Mais Isis n’avait pas encore trouvé de position stable.

— Attends !

— Pousse-toi, j’ai dit !

Le jeune garçon l’attrapa par les cheveux, forçant sa tête à suivre ses gestes. Isis tenta de résister, mais la douleur l’en empêcha. Alors, elle lâcha prise et le garçon n’eut plus qu’à l’emmener vers le vide. Isis perdit son équilibre et chuta sous le rire goguenard de son adversaire.

Crasik ! La nuée blanche de plumes se confondit avec la gerbe d’eau qui l’engloutit. Pendant quelques instants, elle ne distingua plus le haut du bas. Puis, sa tête émergea enfin à la surface. Isis nagea rageusement jusqu’au shyrla et s’y hissa une fois de plus. Elle pesta à chaque barreau, glissant à cause des allées et venues sur la corde de personnes aussi trempées qu’elle. 

Isis reprit position sur la planche, le regard dur, empli d’une détresse qui montait à l’idée d’échouer. À peine s’était-elle élancée que le Chimmylatishka effectua un virage sec. Ses doigts effleurèrent les plumes blanches dans un sursaut d’espoir avant qu’elle ne retombe dans l’océan.

— Tarbuk puant ! J’en ai assez !

Isis grimpa à nouveau et se prépara à sauter. Cette fois-ci serait la bonne. Elle parviendrait à repérer sa plume. D’un bond, elle s’accrocha au Chimmylatishka avec aisance et se plaça au centre de la Chimère. Si quelqu’un s’avisait encore de la pousser, elle ne tomberait pas de sitôt. Le vent continuait de souffler autour d’elle. Au lieu de la faire se sentir en danger, il la galvanisa. Elle avait l’habitude d’escalader les mâts de l’Arche pour échapper à Tyk. Elle était dans son élément.

Isis effleura le doux plumage. Rien ne se passa. Une luminosité, une brillance, n’importe quoi suffirait. Durant de longues minutes, elle parcourut le dos de la créature avec précaution, cherchant la plume qui se détacherait pour elle. Isis sentait chacun de ses mouvements sous ses cuisses, appréciant cette sensation de voler avec la déesse en personne. Une lueur attira soudain son attention.

Isis se dirigea rapidement vers elle, le cœur palpitant. Mais la plume était déjà tenue par une jeune fille qui, étrangement, ne souriait pas de sa victoire. Son visage brillait d’une magie ocre qui pulsait entre ses doigts. Au lieu de sauter à l’eau pour rejoindre le shyrla, elle fixait sa plume. Soudain, la Chimère effectua un nouveau virage, les propulsant dans le ciel. Toutes les chances de réussir d’Isis s’envolaient. Le corps de la jeune fille atterrit à proximité du navire tandis qu’Isis regagnait encore les flots. Les vagues l’emportèrent aussitôt à l’écart du shyrla et elle dut lutter contre le courant pour rallier l’embarcation.

Le Chimmylatishka s’éloignait à l’horizon et, avec lui, la totalité de ses espoirs. Alors qu’elle allait grimper à nouveau sur le pont, une tache rouge dans l’eau attira son attention. Du sang ! Sans hésiter, Isis plongea. Ses doutes se confirmèrent, la jeune fille s’était blessée dans sa chute. Entre ses doigts, la plume brillait toujours, d’une lumière puissante qui guida Isis jusqu’à elle. Elle empoigna ses bras pour la tirer vers le haut, mais son poids la ralentit. Son corps criait tout son désir de respirer à nouveau. Isis battit des jambes, animées par une volonté féroce. Alors qu’elle était en train de perdre espoir, sa tête creva enfin la surface et elle attrapa une grande goulée d’air.

La jeune fille était toujours inconsciente. Son visage angélique semblait dormir. Ses tresses brunes reposaient autour d’elle, inertes. Personne n’avait encore réagi, les chutes dans l’eau n’avaient cessé de se succéder durant l’Épreuve. Une plaie couvrait le front de la jeune fille, dont le sang continuait de s’écouler. La blessée respirait toujours, sa poitrine se soulevant doucement au rythme des vagues. Les bras d’Isis faiblissaient et si l’océan portait le corps, elle devait maintenir la tête à la surface en même temps que sa propre personne.

Incapable de les remonter toutes deux sur le shyrla, Isis profita de leur proximité pour détailler la plume immaculée. Par miracle, elle était toujours dans le poing de la jeune fille. Seuls deux points dorés l’ornementaient. Situés à l’extrémité des brins, ils semblaient avoir été apposés par des pouces humains.

— Magnifique, souffla-t-elle.

Elle tendit sa main vers la plume, animée par une volonté profonde, obnubilée par l’éclat du trophée. Prise d’un doute, Isis jeta un coup d’œil alentour : une barque les avait remarquées et se dirigeait vers elles. C’était maintenant ou jamais.

Elle extirpa la plume des doigts de la blessée et s’en empara. La clef de sa réussite ! Même si elle ne pouvait tout à fait s’en réjouir, elle monterait sur son shyrla de formation le lendemain et c’était l’essentiel. Isis fixa le visage de la jeune fille ; elle était en train de prendre sa place. Son estomac se tordit au moment où la barque parvint à elles. Il était trop tard pour revenir en arrière.

Leur sauveuse souffla doucement et une magie bleutée s’enroula autour de la jeune fille pour la mettre dans la nacelle. Isis n’eut pas le droit au même sort et grimpa avec la grâce d’une mouette à l’intérieur. Elle évita de regarder la blessée, concentrée sur le shyrla, la plume étroitement serrée entre ses doigts. La barque les ramena enfin, après un moment qui parut des brises à Isis.

Laissant la blessée aux bons soins de leur sauveuse, elle monta à nouveau à bord et détala avant que quelqu’un ne s’avise de lui poser des questions. Elle n’était qu’une aspirante mouillée parmi d’autres, après tout.

Détournant le regard pour ne pas s’appesantir sur le sentiment désagréable qui s’emparait d’elle, Isis rejoignit la queue pour s’inscrire et prouver sa réussite. Ses doigts se serrèrent sur sa plume et elle ne put s’empêcher de jeter un dernier coup d’œil derrière elle.

— Alizée ! cria un jeune homme en courant vers la fille abandonnée.

Un poids tomba des épaules d’Isis, ce n’était plus de son ressort. Elle garda son regard résolument fixé devant elle pour que personne ne fasse le lien entre cette Alizée et la plume qu’elle conservait précieusement.

— Nom, prénom, âge, énuméra la femme qui enregistrait les gagnants.

Isis eut un temps de retard pour comprendre qu’on s’adressait à elle. Elle s’avança devant la petite table et tendit sa plume pour prouver sa bonne foi, avec un malaise grandissant. Et si on s’apercevait de la supercherie ? Et si quelqu’un se rendait compte que cette plume n’était pas vraiment la sienne ? Retenant son souffle, elle peina à répondre à cette simple formalité.

— Isis Atkinson, seize ans.

La femme leva à peine le nez vers elle et attrapa un des nombreux colliers qui jonchaient son bureau. Elle se saisit de la plume et Isis crut qu’elle allait défaillir. Pourquoi la lui prenait-elle ? Elle en avait besoin pour monter à bord ! Elle serra les dents, contenant ses inquiétudes qui ne pourraient que la trahir. Mais la secrétaire se contenta de fixer la plume dans un pendentif avant de la lui rendre.

— Suivant, appela-t-elle.

Isis s’empara de son bien comme une mère de son fils. Elle se rendit compte qu’elle était essoufflée d’avoir retenu sa respiration durant tout ce temps. Après une inspiration profonde, elle accrocha le collier à son cou et glissa la plume sous sa chemise de toile rêche. Les voiles de l’Arche s’approchaient à vive allure, puis ils se frayèrent un chemin jusqu’au Centre. Les radeaux et les embarcations s’écartèrent à leur passage et l’odeur d’embrun familière monta à ses narines. Elle allait bientôt quitter ce milieu pour d’autres horizons. Le shyrla s’amarra et se fixa à la structure centrale tandis que la voie qu’il avait empruntée se refermait derrière lui. Le vent cessa soudainement de s’engouffrer à l’intérieur et le calme revint. Isis entendait toujours son cœur battre à vive allure, sa main serrée sur la plume gagnée au prix d’une vie sauvée. Qu’avait-elle fait ? Dans quoi s’embarquait-elle ? Il n’y avait plus de retour en arrière possible, elle devait assumer ses choix.

Isis s’apprêta à descendre du pont, déjà amarré au quai de l’Arche, quand on l’invectiva.

— Poussez-vous ! cria le jeune homme de tout à l’heure.

Il soutenait Alizée sous les aisselles et l’aidait à avancer. Si la jeune fille semblait sonnée, voire éteinte, le regard du jeune homme marqua Isis. C’était le même qu’elle s’adressait le soir dans son miroir brisé en jurant d’arriver à s’extirper de sa condition. Elle sortirait sa mère et elle du besoin grâce à ce brevet de navigation. Isis passa la main sur sa plume, sentant sa douceur sur son torse. L’histoire de cette fille ne la concernait plus.

*

— Maman, j’ai réussi ! cria-t-elle en poussant le pan de toile.

Sa mère lâcha son ouvrage et se précipita pour la prendre dans ses bras.

— Ma chérie, je suis si fière de toi ! Montre-moi !

Isis sentit son cœur s’accélérer et sortit le collier d’une main tremblante. Heureusement, il était fixé à son cou, sinon il aurait certainement fini par tomber. Pearl glissa sa main sur la plume en silence, parcourant les deux pointes dorées du bout des doigts. Un sourire illumina son visage, puis celui-ci disparut brusquement. Elle s’assombrit et lui rendit la plume.

— Je me demande ce que dirait ton père… Allez, va préparer tes affaires.

Isis acquiesça, la gorge nouée. Elle partait pour de longs mois de formation, en espérant obtenir ensuite son brevet de navigation. Le trouble passé, Pearl exigea qu’elle lui raconte en détail l’Épreuve qu’elle avait manquée. Isis détailla ses multiples chutes et prit la place d’Alizée dans son récit. La brillance de la plume. Ses doigts qui s’en emparaient. Ce n’était qu’un demi-mensonge, mais elle sentait que sa décision l’enfonçait déjà dans des tourments qu’elle n’avait pas prévus. Sa mère la félicita encore, l’embrassant sur le front. Elles allèrent se coucher tôt pour ne pas manquer le départ du lendemain.

Leur vie aux Extrémités prendrait fin à son retour, sa mère pourrait enfin reposer ses pauvres doigts de tisseuse. Isis fixa le bracelet offert par son père. Elle n’avait pas échoué, mais valait-elle vraiment mieux que lui ? Elle secoua la tête et chassa ses pensées. Elle n’avait pas eu le choix. Pour elle, pour sa mère, pour sa famille.